La distance est d’un mètre entre elle et lui. Entre leurs yeux aucune distance.
Ils ne voient pas ou plus le photographe Jacques.
Qui est en avant du cadre, dans la rue.
Il les a abordés, il leur a demandé l’autorisation de les photographier au lieu de saisir l’instant à la sauvage, subrepticement, volant leur image. Comme dans tant de Street Photos.
Au Québec, en 1988, la photo d’une jeune fille, Pascale-Claude Aubry, assise sur des marches, publiée dans la revue Vice-Versa a donné lieu par la Cour suprême du Canada à un arrêt sur le droit à l’image, le droit au respect de la vie privée et la liberté d’expression. Il fait toujours référence : il est autorisé de prendre des photos avec des personnes dans des lieux publics. Mais il est interdit de les publier sans leur consentement si elles sont identifiables.
Depuis, au Canada, cet arrêté fait jurisprudence. Il ne cesse d’être l’objet de controverses et de tentatives de contournement de la part des photographes.

(photo de Gilbert Duclos, 1988, rue Sainte-Catherine, Montréal)

Il ne s’applique pas dans d’autres pays où la législation semble floue. Je ne suis pas spécialiste du droit, mais l’évitement de l’identification est manifestement fréquente quand je regarde des photos de rues, beaucoup de personnes sont photographiées de dos. Si je ne vois pas les visages, la photo a peu d’impact sur moi, elle ne me raconte rien, elle ne m’accroche pas ou au pire elle m’énerve, quel dommage, je passe à la suivante, et à la suivante encore, jusqu’à ce que je vois des personnes comme ici, de profil, qui ont repris leur posture, qui sont en pleine discussion, ils ont oublié le photographe qui ne se tient pas loin avec la courte focale de 35 mm.
La photo vit, elle m’interpelle, je m’intéresse aussitôt aux deux personnes. Elles croisent les jambes et les mains, une attitude fermée que contredisent leurs visages, elle l’écoute, il parle. Mais je ne voudrais pas partir dans une romance stupide, ce serait omettre le lieu. Autour d’elles l’entrée d’un cinéma, ce n’est pas n’importe quel cinéma, le Christine Cinéma club est un cinéma d’art et d’essai mythique à Paris. Il avait la même vocation quand il s’appelait Action Christine, du nom de la rue Christine où il se situe, un lieu des passionnés de cinéma comme les deux personnes qui discutent. Elle est en pleine rédaction de son premier scénario d’un film qu’elle envisage de réaliser elle-même. Elle bloque sur une scène. C’est lui qui parle lors de la prise de vue, il lui donne son avis.
Pendant que mon imagination court sur le contenu du scénario, je m’imprègne du néon rouge et de sa diffraction, la couleur répond au rouge du tabouret, elle se reflète sur les murs et le plafond. Elle contraste avec la pierre blanche naturelle de la porte d’entrée Louis XIV d’époque. On se croirait dans le film emblématique de Francis Ford Coppola, On from the heart (Coup de cœur). Son projet était monumental et a provoqué sa faillite : reproduire entièrement Las Vegas en studio, avec des couleurs artificielles et saturées. Le rouge était omniprésent, ce rouge qui m’avait marqué et qui me reste depuis que, étudiant, j’avais précisément vu ce film dans ce même cinéma, je me souviens très bien avec qui.

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