D’une enveloppe blanche, je sors treize photos, prises le six avril 2024. Treize photos en noir et blanc réalisées autour du lac d’Annecy par Jacques, développées par lui sur papier en grand format paysage, suffisamment grand pour occuper la majorité de mon champ visuel quand je les tiens entre mes mains.
Ces photos s’inscrivent dans une histoire d’amitié ravivée par un rapprochement géographique récent, cette nouvelle proximité a favorisé notre rencontre au bord du lac d’Annecy. Douceur du lieu, chaleur de la journée. Souvenir de beau temps. Ce qu’une photo réfute. Un flou entre les nuages sombres et les montagnes à l’arrière-plan suggère un rideau de pluie sur le lac. Un bateau touristique à vapeur le traverse au loin.
Ce même samedi six avril, les guerres occupent amplement l’actualité internationale. Russes et Ukrainiens se livrent à une course technologique pour réduire la menace sur le front des drones FPV (pour First Person View, c’est-à-dire pilotés à distance en immersion, comme si on était dans le cockpit, via une caméra embarquée). L’armée ukrainienne réclame des systèmes de protection pour ses troupes et ses équipements. Les fabricants, eux, tentent de rattraper leur retard.
Absorbé par les nouvelles internationales, je ne retourne pas vers la photo, c’est elle qui revient vers moi avec les nuages qui se déchirent en pluie devant les montagnes. L’intérêt qu’elle suscite est ailleurs que dans le paysage. Si je n’examine que sa moitié supérieure, les reliefs ne sont qu’une interprétation, il pourrait tout aussi bien s’agir d’une peinture abstraite. Je prends appui sur les plages de lumière, allant de la gauche (dégradé de gris) vers la droite (clair-obscur), puis au-dessus vers de larges aplats de gris et de noirs. En ôtant ma main qui cachait la partie inférieure de la photo, mon regard se pose sur les ondulations de l’eau calme, il embrasse le lac dans son ensemble. La grande netteté de sa surface s’oppose au flou de sa moitié supérieure.
Précision de Jacques : Ce n’est pas le lac d’Annecy photographié par beau temps, mais le lac Léman pendant un violent orage, c’était lors notre deuxième rencontre. Puissance de l’abstraction, j’ai confondu les reliefs. La matière de cette photo de tempête n’est pas le paysage, mais les contrastes. Leur rythme stimule d’autres langages, ici l’écriture en dialogue avec l’image.
Et dans ce dialogue, comme lors du six avril quand elle avait été prise, s’immisce l’actualité internationale du douze septembre. Elle accapare mon attention du fait de sa violence. La menace des drones FPV s’est concrétisée au cours de ces cinq mois. Les fabricants ont rattrapé leur retard : ces drones livrés à l’armée ukrainienne, et surnommés « Dragon Drones », ont déversé ce jeudi douze, tels des dragons, d’impressionnants torrents de flammes sur les positions russes grâce à des réservoirs contenant de la thermite, un mélange de poudre d’aluminium et d’oxyde de fer pouvant atteindre la température de 2200 °C. Ce mélange découvert en 1890 brûle un blindage de 4 mm d’épaisseur en quelques secondes. En regard de l’article, une photo couleur montre un Ukrainien qu’on dirait accaparé par un jeu vidéo. Le kaki de son uniforme sur fond de verts agressifs des arbres jurent avec la photo en noir et blanc du lac, les couleurs n'évoquent que la destruction de la nature et des humains. Le militaire porte des lunettes vidéo FPV bleu foncé et tient dans ses mains un moniteur pour le vol en immersion. À côté de lui, un autre militaire, jovial, attend son tour pour jouer. Je n’avais pas tout de suite aperçu la flèche entre eux, elle m’indique qu’il s’agit de la première image d’une vidéo plus explicite avec incendie spectaculaire de la cible atteinte par le drone que le militaire a habilement guidé.
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Mon regard oscille entre, à ma gauche, la photo en couleur du militaire déclenchant une tempête de feu et, à ma droite, la photo du lac sous l’orage. Le violent contraste entre les deux agite mes doigts, ils frappent le clavier bruyamment quand j'imagine que Jacques prendrait des photos depuis un drone.

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