C’est une photo hors de l’actualité, une photo qui n’a rien de spectaculaire, qui ne m’attire pas et pourtant je m’y attarde, sans doute par envie d’échapper à la pression du temps présent et aux soucis qui n’ont qu’un temps : y figurent une grille entrouverte et une végétation qui n’est plus sous contrôle.

Rien de glamour dans cette photo. La végétation est envahissante, elle empêche d’ouvrir la grille en grand, je n’ai jamais pu retenir le nom de la majorité des fleurs. Une appli d’identification de fleurs m’apprend en dirigeant l’appareil photo de mon téléphone vers l’écran que ce sont des hortensias à feuilles de chêne qui bloquent la grille. Fleurs assez banales. L’allée et la palissade au fond sont, elles aussi, sans particularité.
Le mur sur la droite ne présente pas d’intérêt esthétique. Sur un des montants, un fil de fer est accroché, il parcourt le pan le plus proche à l’horizontale, il est détendu, il devait servir autrefois pour accrocher des rosiers grimpants, le tuteur en bambou devant lui n’a plus d’utilité. Une ouverture au milieu du mur laisse entrevoir un autre mur. Entre les deux, on devine un escalier.
Je crois que c’est l’impression de fin d’un monde que dégage la photo qui m’atteint.
La grille rouillée est suffisamment entrouverte pour que je poursuive l’exploration de l’autre côté. Aucun chien ne risque de m’attaquer.

Je découvre :
Une ancienne maison de famille dans un parc, les volets sont fermés, la famille s’est dispersée, le désaccord entre les personnes qui en ont hérité bloque la vente comme l’entretien.
Une maison fermée depuis peu. Ses propriétaires sont partis pour un long voyage, voire un voyage définitif.
Quelques volets sont encore ouverts, ses habitants sont partis précipitamment à cause d’une catastrophe.
Une personne qui vit de façon un peu bohème ou un aristocrate, gardien d’un monde perdu. Oui, pourquoi pas.

Je suis interrompu dans mon exploration par des maisons qu’un jour ou l’autre j’ai quittées et qui surgissent visuellement dans mes pensées. Émotionnellement, c’est chaque fois le même processus, leur afflux se situe avant de partir, toute la palette des sentiments se déploie. Mais une fois les volets et la porte fermés, une fois la maison hors de vue, la vie m’entraînait ailleurs, m’emmenait aussitôt dans la suite. La page était tournée. Je n’étais pas retenu par la nostalgie, les regrets, la tristesse qui m’aurait sans cesse ramené en arrière. J’en étais détaché sitôt que j’atteignais le nouveau lieu où habiter. Ce n’est qu’en revoyant certaines de ces maisons que survenaient des émotions parfois violentes, liées à quelques souvenirs soulevés, aux années passées de l’autre côté des murs. Mais jamais à la maison elle-même qui chaque fois m’a déçu, sa beauté s’était envolée, je l’avais sublimée quand j’y habitais, la rue que j’avais tant parcourue à vélo s’avérait pleine de défauts, certaines maisons qui la bordent se sont même enlaidies en mon absence.
Autre maison, celle de mon enfance. Son jardin n’est limité par aucune barrière ou grille. Durant les trois mois de printemps suivant le décès de ma mère, les fleurs et arbustes avaient proliféré dans le plus grand désordre sur la ruelle, pas suffisamment pour que les voisins interviennent, je l’avais remis en ordre méticuleusement comme si j’allais désormais y vivre. Une fois les clés de la maison remises aux nouveaux propriétaires qui la feront vivre différemment, je n’ai plus ressenti d’attachement au lieu.
Les murs comme structures n’ont aucune valeur, ils sont amenés tôt ou tard à retomber en poussière, je ne m’y attache pas. La maison n’est rien, la vie qui y est associée en fait tout le prix. Me reste avant tout la façon dont j’y ai vécu, la manière d’habiter le lieu, ce qui peut occuper ma mémoire au point de m’envahir. J’ai la même impression devant un paysage. Si je le parcours seul, je ne m’y attarde pas, je passe le plus souvent à côté.
Paul Klee peint en 1920 l’« Angelus Novus ». Il est acheté par Walter Benjamin l’année suivante.
Il suscite ce commentaire de sa part : Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. (Sur le concept d’histoire, éditions Gallimard)
​​​​​​​La photo, tel cet ange, projette la grille entrouverte dans l’avenir et la soumet à divers événements potentiels : ouverture, fermeture, démontage, destruction du lieu sur ordre d’un promoteur immobilier, atomisation mais je préfère imaginer une rénovation par de nouveaux habitants. Mais j’en suis détaché émotionnellement, je ne les connais pas plus que les anciens. Si je sors les photos de ma maison d’enfance de leur sommeil (tirages papier dans une boîte ou formes dématérialisées dans un nuage informatique), l’histoire familiale passée quitte les souvenirs figés, elle reprend vie, je tourne autour, mon regard évolue, son cadre s’élargit, des liens qui me relient à elle ressortent ou apparaissent, les points de vue se multiplient, l’avenir s’ouvre.

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