J’écris sur une non-photo, une photo que n’a pas prise Jacques, qui n’existe pas, ou qui existe seulement dans ma tête ou encore quelque part que je ne visualise même pas et qui me raconte l’histoire ci-dessous. Pas de photo de Jacques donc pour ce texte, mais, comme Jacques et moi, la règle du jeu que nous nous étions fixée c’était que j’écrive à partir de ses photos en noir et blanc, j’en choisis une après avoir écrit le texte qui suit, une parmi celles que j’ai à ma disposition, une qui n’a rien à voir avec le texte, contrairement à ce que j’ai fait jusque-là, encore qu’il doive sûrement y avoir un rapport si je l’ai choisie mais je ne le connais pas.
     Et pour enfreindre notre règle doublement, je me suis arrêté sur une photo alliant technique de noir et blanc (encore que ce soit de faux blancs et de faux gris) et technique de couleur, comme s’il avait superposé deux méthodes photographiques distinctes :
Voici le texte écrit sans support photographique :
     « Tu as donc fini par rentrer d’Amérique du Nord, après quinze années là-bas, même si tu te défendras de ne jamais rentrer quelque part, tu ne rentres pas car tu n’as pas de lieu fixe. Moi ta mère, je connais ton argumentation, tu habites partout et nulle part, et maintenant tu vas, où ? je l’ignore, sûrement de l’avant, tu vas de l’avant,

     Mais je suis morte avant que tu ne rentres, quand je pensais que tu ne rentrerais jamais, ce que j’ai pensé quand le cap des cinq années loin de ce pays, notre pays, la France, le pays qui t’a vu naître a été franchi,
avant, j’ai espéré, pendant la première, pendant la deuxième année là-bas j’ai espéré que tu reviennes,
     d’année en année j’y croyais de moins en moins,
     après la cinquième année, un cap qu’on dit de non-retour chez les expatriés, chaque fois que tu venais me voir, quelques jours pas plus, sur le point de repartir je te posais encore la question pour la forme et aussi par désespoir, sans attendre de réponse, Vous n’allez jamais revenir ? je ne pouvais pas m’empêcher de te poser la question qui n’appelait plus de réponse, mais tu t’efforçais d’en apporter une, tant bien que mal, évasif comme chaque fois, “je ne sais pas, on va voir”, ou encore, “on ne sait pas trop, on y réfléchit”, n’allant jamais plus loin dans la réponse, ne disant jamais non plus “nous ne reviendrons pas”. Sans doute dans tes hésitations y avait-il un fond de vérité puisque vous avez fini par revenir, j’ose ce mot, revenir, même si tu ne l’utilises pas, même si ce n’est pas dans ton pays natal mais dans un pays voisin, c’est déjà ça et j’aurais été heureuse, je n’en aurais pas demandé plus, te sachant accessible par le train dans la journée,
     dans le fond je n’ai jamais su ce que tu souhaitais exactement, rester, revenir,
     ​​​​​​​Tes amis, vous, ses amis de là-bas, vous l’avez gardé pour vous, pendant quinze ans, lui et sa famille rajoutant chaque année une année près de vous, avez-vous imaginé que, sur le point de me quitter après quelques jours et pour plusieurs mois, de longs mois, je le regardais monter l’escalier menant au quai de gare, le train arrivait, partait, l’emmenait vers l’aéroport, je restais longtemps en bas des escaliers, triste, si triste, et il faisait semblant de croire que je ne l’étais pas,
     il se retournait toujours en haut des marches pour me saluer de la main, il se dépêchait de disparaître, il emportait ma tristesse avec lui et devait sûrement tout faire pour passer à la suite, aller de l’avant, sinon il aurait redescendu les escaliers, il m’aurait prise dans ses bras, mais cela, il ne l’a jamais fait, il aurait eu trop peur de la tristesse qu’il suscitait, trop peur de dire “je ne peux pas te laisser comme ça, dans cet état”, un état que je ne voulais pas lui imposer. Le train arrivait, partait, l’emmenait vers l’aéroport, je restais longtemps en bas des escaliers, immobile, paralysée, silencieuse, il me fallait un certain temps avant de remonter dans ma voiture, imaginez-vous cela, vous, ses amis que j’aime beaucoup, n’allez pas croire que j’ai du ressentiment à votre égard, mais mettez-vous à ma place,
     Pendant les longs mois qui suivaient son séjour dans ma maison, sans espoir qu’il revienne avant la prochaine échéance, nous nous téléphonions régulièrement, tous les samedis, lui le matin et moi l’après-midi avec les six fuseaux horaires qui nous séparent, nous nous téléphonions avec une régularité métronomique et à la longue, après quelques années, même si nous ne nous le sommes jamais dit, nous sortions frustrés de nos conversations qui duraient une quinzaine de minutes, rarement plus, je tentais de le retenir, nous n’avions plus rien de neuf à nous dire au sujet de la semaine écoulée, nous tournions en rond, tu étais en prise avec de la nostalgie, je sentais bien à son changement de ton qu’il cherchait à écourter la conversation, à sa façon aussi de répéter “bon, bon”,
     Vous, ses amis de là-bas, je ne vous en veux pas et je ne lui en veux pas, non, mais ça n’a pas été facile, croyez-moi, alors quand le court séjour de sa visite chez vous un an après qu’il vous a quitté pour un autre continent prendra fin, qu’il vous quittera donc à nouveau après quelques jours pour un certain temps, qu’il repartira, ne le retenez pas, aidez-le à monter dans l’avion, facilitez-lui la tâche, n’exprimez pas de regrets même si vous en aurez et que vous lui en voudrez d’être reparti c’est inévitable,
     continuez avec lui d’une manière ou d’une autre à entretenir vos liens, je vous fais confiance, vous trouverez des moyens pour les enrichir, soyez créatifs, ce que lui et moi nous avons fait pendant quinze ans, déployant des trésors d’imagination, nous avons composé, et pour être parfaitement honnête avec vous, je reconnais que chaque fois que nous étions ensemble, c’étaient un temps heureux, pour Noël ou durant l’été quand nous partions ensemble dans le sud, ou encore quand il venait exprès pour fêter mon anniversaire par surprise,
     ​​​​​​​Vous, ses amis de là-bas, je ne demandais pas à vivre près de lui, comme le faisaient nos ancêtres, toutes les générations dans une même maison, ou la même ville, moi-même je ne l’aurais pas souhaité,
     Écoutez-moi encore un peu, vous, ses amis, je ne me plains pas, au moins avons-nous maintenu et enrichi notre relation, mais comme il ne venait qu’une à deux fois par an, j’avais du mal à le lâcher, je n’en avais jamais assez de lui,
     Je ne peux pas dire que ça a été facile qu’il soit loin avec sa famille,
Il avait beau me dire “Ça pourrait être pire, les enfants de tes voisins vivent en Australie”,
     Et malgré tous mes efforts pour me raisonner, il n’a pas toujours été si simple de garder la tête sur les épaules,
     Amis de mon fils, je suis déjà venue chez vous, il est en bonne compagnie, je n’ai aucun doute là-dessus,
alors, pendant que vous serez ensemble, mettez-y toute votre âme,
et peut-être, j’en formule l’espoir pour vous, pour lui, que vous parlerez avec les vivants tant qu’ils sont en vie, que vous parlerez avec les êtres qui vous sont chers tant que c’est possible, parlez-leur plutôt que de regretter quand il sera trop tard de ne pas l’avoir fait, n’hésitez pas à leur manifester toute votre tendresse, tout votre amour, n’hésitez pas non plus à les pousser dans leurs retranchements, ce que j’ai envie de vous dire, ce que je ne lui ai jamais dit de vive voix, ce que je conseille, même si c’est plus facile à dire qu’à mettre en pratique, forcez-vous, franchissez vos barrières, moi qui n’ai pas dépassé les miennes je vous le dis, allez de l’autre côté,
     ​​​​​​​Ce que je vous souhaite du fond du cœur,
     Voilà ce que je voulais vous dire, te dire aussi, je crois que j’ai fini de m’exprimer, du moins pour le moment. »

     La photo que j’ai choisie au hasard a été prise à New York, pas loin d’où ma mère a habité, et moi aussi quand j’étais enfant,
     et qui doit donc avoir un lien avec le texte tout de même puisque c’est ma mère qui s’exprime et que New York nous a structurés et ne m’a pas lâchée, puisque je suis retourné vivre au nord de cette ville, mais dans un autre pays, le Canada, à Montréal qui n’est qu’à six heures de voiture de New York, j’y suis resté quinze années.
     Cette ville, New York, comme d’autres villes où j’ai vécu, Montréal, Paris, m’obsède, j’allais oublier Lyon, mais Lyon m’obsède moins que Paris, Montréal, New York, ces villes que tôt ou tard j’ai quittées, qui s’attachent à moi, j’y reviens toujours à un moment donné, il n’y a rien à faire, que ce soit par les déplacements, par l’écriture ou les photos, dans les rêves aussi. Oublier mes villes, aller de l’avant. Non. Aller de l’avant avec mes villes, oui, aller où donc ? La réponse est concrète, je vais là où j’habite, là où j’écris.
     Paris, Montréal, Paris, New York,
     Paris. Pas loin d’où elle habitait, quelque part dans Paris, Jacques a réalisé cette deuxième photo : quelqu’un monte des marches à n’en plus finir, s’en va sans même se retourner vers la personne hors cadre qui, en bas de l’escalier, le regarde s’éloigner. Le temps entre eux est révolu, mais il reviendra, lui a-t-il dit, il va revenir, bientôt, c’est promis :

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