(avec une image d'arrière plan différente de celle utilisée dans la version française)
La photo de la femme dans le bateau allant ou revenant de l’île de la statue de la Liberté, a été prise à la volée par l’appareil photo ou l’iPhone de Jacques qui était comme elle dans la foule, entassé. Grand vent dans les cheveux et les visages d’après leurs expressions. Le bateau semble filer à grande vitesse, comme le temps quand je regarde cette photo avec une statue de la Liberté en place depuis bientôt cent quarante ans.
Le temps du centième de seconde de la photo ne passe pas. La femme m’apparaît à retardement, cinq ans plus tard, toujours éblouie par le spectacle, du moins est-ce l’impression que je lui prête tout comme à la personne dont elle cache le visage et qui tente, lui aussi, de prendre une photo à travers l’espace ouvert, mais sans l’encadrement, sans personne au premier plan.
Cette même impression d’éblouissement me reste de l’enfant que j’étais il y a quelques dizaines d’années dans un bateau similaire à l’occasion d’une visite scolaire à la statue de la Liberté, du temps où je vivais, enfant, au nord de New York. Jacques était au courant lors de son voyage à New York. Il a pris une autre photo à mon intention, à Grand central, gare de Manhattan d’où partent les trains pour Poughkeepsie, la ville au nord de New York où j’allais en classe.
Prochains trains à 13h43, à 14h43, puis toutes les trente minutes aux heures de pointe, 15h18…
Poughkeepsie, nom imprononçable en français, Pou-ki-psie, ville dont nous évitions le centre réputé dangereux, dont la périphérie était prospère grâce à la présence d’IBM. Elle a traversé une période de récession après le déménagement de la compagnie d’ordinateurs vers d’autres lieux. La région est devenue une plaque tournante pour les opiacés, dont le Tramadol, une drogue qui fait fureur du fait de son bas prix et sévit à l’époque de ces deux photos. La lutte contre le trafic de stupéfiants par les diverses forces de l’ordre bat son plein. En 2023, le procureur Damian Williams a annoncé l’arrestation de vingt-huit membres du gang YG (Young Gunnaz Gang). À Poughkeepsie, ils ont « non seulement utilisé des armes dangereuses pour agresser des membres de gangs rivaux, des trafiquants de drogue et d’autres personnes dans le but de maintenir leur position au sein du gang, mais ils ont également distribué des stupéfiants et d’autres drogues et ont conspiré pour commettre des fraudes. Mon bureau travaillera sans relâche pour protéger les habitants des agressions, du racket et d’autres crimes dangereux associés à l’activité des gangs. »
Les ravages produits par les opiacés à Poughkeepsie et ailleurs aux États-Unis ont fait l’objet de reportages photographiques récompensés par la fondation World Press et présentés lors d’une de ses dernières expositions. Les personnes photographiées ne sont irrémédiablement plus dans un état physique leur permettant de prendre le bateau pour visiter la statue de la Liberté.
La photo avec comme point fixe la statue de la Liberté dans le fond, raconte le temps sous toutes ses formes. Les catastrophes sont hors champ, mais s’infiltrent dans mon récit, les moments joyeux aussi, dont celui d’écrire à partir de cette photo qui n’en a pas fini de se donner.